Musique, émotion
et société
Au Yémen, le Chant de Sanaa est principalement interprété dans les magyal, les salons masculins qui se réunissent quotidiennement autour de la consommation du qat, ainsi que dans les veillées de mariage, samra. Dans ces veillées, un autre type de musicien officie également : un chantre religieux, nashshâd, qui chante des hymnes dévotionnels et anime le cortège du marié.
Le chanteur soliste anime le choeur composé spontanément de personnes de l'assistance qui reprennent les refrains de ces chants de louange du Prophète.
Pour moi, il y avait là un cadre naturel propice pour entreprendre une étude du contexte et de la pratique d'une tradition musicale "classique", "savante" et citadine, déclinée selon des formes vocales et instrumentales, à la fois religieuses et profanes. Le rôle des auditeurs, et en particulier des mécènes, n'y était pas moindre. Marqué par le magnifique Salon de musique de Satyajit Ray qui décrit une situation comparable en Inde du Nord, je m'assignai pour but de produire de ces salons yéménites une ethnographie la plus complète possible. J'ai donc assumé ce choix dans toutes ses implications, à la fois sur le plan anthropologique (voir Anthropologie du Yémen et du monde arabe) et sur le plan ethnomusicologique, en m'efforçant de comprendre les ressorts sociaux des pratiques artistiques, et comment ces pratiques, en retour, agissent sur la société. Je me suis intéressé à la fois au cadre social de la pratique musicale, à l'émotion esthétique, et aux relations entre le langage et la musique.
1 / Musique et société à Sanaa : dans mon livre La médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite (1997), j'ai étudié le contexte d’interprétation de la musique, où s’opposent d'une part le magyal, salon intime et quotidien, où la pratique musicale est relativement spontanée, et d'autre part la veillée de mariage, samra, où le musicien doit fournir un service semi-professionnel, notamment pour faire danser les convives (chapitre I) ; dans ces veillées de mariage, le chanteur instrumentiste se trouve en concurrence avec les chantres religieux, nashshâd, dont le répertoire est purement vocal.
- le contexte social et religieux où règne une grande suspicion envers la musique, et surtout envers les musiciens (chap VI, VII et VIII, ainsi que 1989) ; j’étudie aussi les pratiques de ces derniers pour déjouer la censure (chap. IX) et comment ces diverses contraintes contribuent à former une esthétique implicite que les auditeurs comme les musiciens qualifient volontiers de « médecine de l’âme » (chap. X).
- dans un article séparé, je me suis intéressé aux relations des formes musicales avec l’architecture traditionnelle (1995b), très imporantes dans ce pays de bâtisseurs où les maçons montent les murs en chantant (et où l'on démolissait les maisons de l'ennemi au son de la clarinette double...).
- faisant converger mes observations sur la sociabilité masculine à Sanaa et mes observations sur la sémantique musicale, j’ai fait une analyse comparée du temps social et du temps musical (2004b), ces structures s'imbriquant mutuellement selon des configurations tantôt cycliques et tantôt linéaires.
2 / Musique et émotion : A la suite de la rédaction du chapitre X de mon livre (1997), qui traite des relations entre musique et émotion, j'ai souhaité approfondir cette thématique. Le concept de « médecine de l’âme » qui, à l'époque, avait surtout eu pour moi une fonction littéraire (celle de fournir le titre d’un livre), s’est révélé, au fil de
mes découvertes, moins métaphorique que je ne l’avais moi-même pensé. Pour résumer cette expression tirée de la tradition arabe lettrée (voir Accueil), on peut dire qu'elle signifie que la musique est pratiquée consciemment comme une sorte de thérapie destinée aux bien portants autant qu’aux individus psychiquement malades. C'est ce que j'avais montré également dans une réflexion plus générale sur le concept polysémique de tarab qui désigne chez les Arabes, l’émotion musicale, mais aussi la transe ou l'extase esthétique (1998). Au Yémen, cette pratique implique une sorte de catharsis qui est basée, de la part des auditeurs, sur une écoute orientée, et de la part du musicien, sur l’étude attentive de l'auditoire durant le magyal, pour s'adapter à ses attentes, puis à une interprétation subtile des mélodies, des rythmes et des tempi qui, en faisant alterner accélérations et ralentissements, transitions et ruptures, dans les formes comme dans les interactions, visent délibérément à affecter l’humeur des auditeurs (2004b). Cette
activité est donc inséparable du mode de réception de la musique par les auditeurs, exprimé par un proverbe à première vue paradoxal : "L'émotion (wujdân) vient de l'auditeur". Ici, le mot wujdân signifie à la fois émotion et "découverte". Ainsi, la production de l'émotion, et donc du sens de la musique n'est possible qu'à travers un feed back permanent, une communication en boucle éminemment sociale : Ali Jihad Racy remarque un mécanisme similaire, en miroir, chez les musiciens syro-égyptiens (Racy 2004, 131).
C'est ainsi que la mise en scène sonore des textes poétiques (de thématique amoureuse, mais aussi sapientiale, religieuse, etc.), permet de réconcilier les tendances psychologiques et émotionnelles contradictoires pouvant exister en chaque individu et entre les individus.
3 / Une ethnomusicologie "collaborative"
Ces interprétations, je les ai faites en grande partie à partir de la pratique musicale d'un musicien en particulier, Yahyâ al-Nûnû, avec qui j'avais noué une relation privilégiée, et avec qui j'ai mené une sorte d' "ethnomusicologie collaborative" où lui-même me testait autant que je le sollicitais. Je publiai notamment son autobiographie (2002d), et développai avec lui les quatre aspects suivants de sa pratique musicale :
- le paradoxe d’une « ethnomusicologie sans magnétophone » qui tentrait de respecter l’intuition de l’instant musical selon laquelle "ceux qui n'étaient pas là ne pourront pas comprendre" (1995c),
- les modalités de la production de l’émotion musicale et de ses transformations, toujours à partir de l'expérience de Yahyâ al-Nûnû (2010b), modalités qui recourent délibérément à des mécanismes cognitifs de la mémoire, comme les mélodies obsédantes (Oliver Sacks 2009), les réminiscences subjectives provoquées par ces mélodies de type "hypo-mnésique" (Bernard Stiegler, cité par Dillet et Jugnon 2013), la manipulation des attentes de l'auditeur, la production d'un flux sonore et d'un "sentiment océanique" (Romain Rolland). Yahyâ al-Nûnû transformait ainsi le melodic worm en une sorte de mantra ou de zikr profane... Mais la relation entre émotion et mémoire se noue à travers un contrat implicite entre le musicien et l'auditeur : selon al-Nûnû, si l'auditeur a un "bon coeur", ses souvenirs évoqués par la musique seront bons, quelque soit leur réalité passée, et ce sont ces auditeurs auxquel le musicien s'adresse en priorité ; si en revanche, l'auditeur a un coeur "sec", les souvenirs évoqués seront toujours mauvais, et il quittera de lui-même la séance, en quelque sorte chassé par la musique...
- le complément qu'apporte l'humour des commensaux comme une antidote à une émotion trop puissante (2013c) : lorsque Yahyâ al-Nûnû était plongé dans le wajd (ou wujdân), une sorte de transe ou d'extase à la fois inquiète et créative due à son engagement personnel, rien ne pouvait l'en faire "redescendre" graduellement et sans heurts, comme les interventions comiques d'un comparse. Ce dernier s'adressait à lui d'une manière indirecte à travers des plaisanteries d'un esprit bien particulier, des pastiches et parodies de prières ou de formules poétiques et des happenings narratifs improvisés.
- La communication gestuelle utilisée par al-Nûnû mérite également d'être signalée, en tant qu'illustration indexicale, iconique et esthétique de l'écoute de sa musique enregistrée (2015 en préparation).
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L'ensemble des activités de Yahyâ al-Nûnû pourrait être considéré comme une tentative désespérée, tantôt sublime et tantôt pathétique, de re-sémantiser la séance musicale (qui, au moins sous cette forme, est en voie de disparition à Sanaa), en accentuant ses dimensions de rituel social, tout en lui donnant une coloration émotionnelle, non religieuse. Cela pose aussi la question du rôle des individualités en ethnographie musicale : à quel point Yahyâ al-Nûnû est-il représentatif d'une culture ou d'une société ? A quel point est-il producteur d'un point de vue original ? (Ruskin et Rice 2012). Même si l'on peut questionner la "représentativité" de telles pratiques, il reste que le point de vue de Yahyâ al-Nûnû a une valeur heuristique, celle de modéliser la relation esthétique de production de l'émotion musicale entre le musicien et ses auditeurs.
Il y a dans sa musique, une valeur thérapeuthique, contemplative et presque méditative, donc une forme de sagesse,
même si celle-ci n'est pas toujours exempte de tendances inverses, associales ou plus extrêmes, induites par l'exaltation de l'expérience esthétique. Ainsi, au delà de sa signification biologique (elle "purifie le sang), la "médecine de l'âme" pronée par les médecins arabes du Moyen Age serait une sorte de technique d'harmonisation sensorielle, par la musique, des fonctions tant cognitives que sociales, symboliques que corporelles, de l'être humain (suivant les termes du neuro-biologiste Antonio Damasio), qui est pratiquée de longue date dans cette culture.
N'est-ce pas en référence à une telle expérience humaine (qui va évidemment au-delà de la culture yéménite et arabe), que Claude Levi-Strauss parlait de la musique comme du "suprême mystère des sciences de l'homme" ? C'est en partant de cette intuition que j'ai également examiné les relations entre langage et musique dans la tradition yéménite (voir Ethnomusicologie 3)